: Témoignages "Je vais crever au travail" : des manifestants nous racontent pourquoi ils ont défilé contre la réforme des retraites à Paris
Ils se sont déplacés en nombre pour exprimer leur opposition à la réforme des retraites. Jeudi 19 janvier, pour le premier jour de mobilisation contre le projet du gouvernement, des dizaines de milliers de manifestants ont défilé dans les rues de Paris, de la place de la République à la place de la Nation. Dans le cortège, franceinfo a recueilli les témoignages de sept d'entre eux. Concernés au premier chef par la réforme ou venus en "solidarité", habitués de ces grands rassemblements ou novices, ils expliquent les raisons qui les ont poussés à descendre dans la rue.
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Béatrice, 43 ans, gérante d'une quincaillerie dans l'Orne : "S'il faut revenir à Paris, on reviendra"
"Je suis venue en voiture de l'Orne. Une heure et demie aller, une heure et demie retour. A vrai dire, on connaît bien le chemin jusqu'à Paris : on a participé aux premières manifestations des 'gilets jaunes' fin 2018. J'ai prévenu mes clients que la quincaillerie serait fermée ce jeudi pour cause de grève, j'ai aussi scotché un papier sur l'entrée. Mon mari, qui a une entreprise de BTP, a aussi expliqué à ses clients que les chantiers étaient sur pause le temps de la journée. Notre fils David fait grève du collège aussi. C'est lui qui voulait venir avec nous.
Ce n'est pas rien pour nous. J'ai calculé : au total, c'est 1 000 euros de manque à gagner, cette journée. Financièrement, c'est lourd. Mais c'est un investissement pour plus tard. On ne peut pas laisser passer ça, franchement. Regardez mon mari, il est cassé de partout, ses épaules sont calcifiées à force de soulever des charges lourdes. Il a des rendez-vous [médicaux] régulièrement. Pas plus tard qu'en début de semaine, le médecin lui a dit qu'il ferait mieux de changer de métier. Et là, le gouvernement voudrait qu'il travaille encore plus longtemps ?
On rentre ce soir dans l'Orne. Demain, je rouvre ma quincaillerie, mon mari retournera sur ses chantiers. Mais s'il faut revenir à Paris, on reviendra. Mes clients le savent : c'est une première manifestation, sûrement pas la dernière."
Marianne, 51 ans, donne des cours particuliers dans les Yvelines : "C'est un ras-le-bol plus général"
"Il y a cette réforme des retraites, bien sûr. Elle est totalement injuste. Mais c'est surtout un ras-le-bol beaucoup plus général qui m'a fait ressortir mes bâtons de marche et rejoindre le cortège. Je donne des cours particuliers de maths et d'anglais. En moyenne, je gagne 800 euros par mois, mais c'est très variable. Je suis allée sur internet juste pour voir ce que je toucherais comme retraite avec leur réforme. Devinez combien ? C'était écrit 200 euros. Deux cents euros ! Bon courage pour vivre avec ça.
J'en ai marre de ce monde où les riches sont de plus en plus riches et les pauvres, comme moi, de plus en plus pauvres. Vous savez quoi ? Il y a six mois, j'ai arrêté de manger de la viande et du fromage. Ce n'est pas que je n'aime plus ça, c'est que je n'ai plus les moyens d'en acheter. J'ai deux chiens, et le prix des croquettes, il a doublé. Tout devient plus cher. Chaque fois que je reçois une facture, je me dis : 'Est-ce que je vais pouvoir la payer un jour ?' Je vais crever au travail. Pardon de le dire comme ça, mais je le pense vraiment."
Agnès, 62 ans, retraitée : "Je n'ai pas envie d'être égoïste"
"Normalement, je n'ai rien à faire ici car je suis à la retraite depuis le mois de mai, et j'en suis très contente. Mais quand la date du 19 janvier est tombée, je me suis dit que je devais manifester. Pas pour moi, mais pour les autres, pour les actifs, pour les jeunes, pour mes neveux, pour mes nièces. Je gagnais 1 900 euros par mois comme assistante sociale à Paris, je touche aujourd'hui 1 500 euros de retraite. Je ne dirais pas que ma situation est merveilleuse, mais je m'y retrouve, ça va. Là, c'est absolument injuste ce qui se trame.
Une amie m'a demandé : 'Enfin, pourquoi tu vas à la manif ? Ce ne sont plus tes affaires, ce n'est pas ta place, tu ferais mieux de rester chez toi !' Si j'avais vingt ans ou trente ans de moins, j'aurais aussi apprécié que des retraités pas concernés viennent manifester par solidarité. Je n'ai pas envie d'être égoïste et de dire 'chacun ses problèmes'. Ma présence ici, aujourd'hui, c'est une marque de solidarité, ma manière de dire aux autres que je suis avec eux, de leur côté. Je vivrais mal le fait que ce texte passe sans avoir bougé le petit doigt."
Aesa, 23 ans, étudiante à Paris : "Je n'appréhende pas cette première manifestation"
"J'avais participé à une marche pour le climat il y a quelques années, mais jamais à une manifestation avec des syndicats et tout ça. L'enjeu des retraites est important, ça touche tellement de monde ! A Paris, où je suis arrivée l'année dernière, c'est aussi plus simple de manifester qu'ailleurs.
Avant de manifester, mes amis m'ont dit qu'il fallait prendre un masque pour éviter d'être gênée par les lacrymogènes. En tout cas, je n'appréhende pas cette première manifestation, car je suis avec une bande d'amis et c'est plutôt bon enfant. Quant à savoir si ça sera un succès, dans l'histoire récente, je crois que les mobilisations sociales n'ont pas tellement eu de succès, donc on verra bien. L'engouement, j'espère qu'il durera. J'imagine que plus ça dure, plus ça marche, non ?"
Francis, 57 ans, directeur d'école dans le Val-d'Oise : "En ce moment, ça grogne vraiment dans les écoles"
"On devait finir dans cinq ans, mais, avec la réforme en cours, ce sera plus tard. C'est une contestation plus globale qui nous pousse dans la rue. On a calculé : depuis qu'on a commencé à travailler, notre âge de départ à la retraite a reculé de neuf ans, de 55 ans à 64 ans. On a l'habitude de la manifestation, même si on en fait moins maintenant. En ce moment, ça grogne vraiment dans les écoles. A l'automne dernier, il y avait trois ou quatre grévistes sur une vingtaine dans mon équipe, mais aujourd'hui, il y en a 13. Il faut dire qu'on attendait avec impatience le 10 janvier, date de la présentation de la réforme.
Au fond, c'est difficile de savoir s'il n'y a véritablement plus d'argent dans les caisses de retraite. Il n'y a rien de vraiment concret. Dans les écoles, on se dirige vers des grèves perlées, pour enquiquiner. La mobilisation devrait s'atténuer et faiblir avec les vacances de février, donc il faut un maximum de gens dans la rue avant, pour faire reculer le gouvernement. Même si on a envie que le gouvernement recule, on se dit que ça ne va changer que sur des petits points. Sur les annuités et le départ à 64 ans, ça ne devrait pas bouger. Ça, c'est calculé depuis les concertations avec les partenaires sociaux."
Willy, 27 ans, ingénieur à Paris : "Je suis là par solidarité avec les métiers pénibles"
"C'est surtout un cumul contre lequel je proteste. Il y a tellement de propos d'Emmanuel Macron qui rendent fou… Et puis la retraite à 64 ans, ça ne sert à rien, leurs arguments sont foireux. Moi, j'ai fini mes études tardivement, donc je partirai à la retraite tardivement. Je suis là par solidarité avec les métiers pénibles, je ne suis pas spécialement là pour moi. Franchement, si j'ai assez d'argent et que je peux prendre ma retraite à 62 ans, je le ferai.
Dans mon travail, il y a eu pas mal de grèves, pour les salaires notamment, mais c'est dur de mobiliser. Avec les retraites, il y a plus de chances de toucher tout le monde, ça donne un espoir supplémentaire. Si cette journée est un succès, il y a moyen que ça fasse douter un peu le gouvernement. Il faut en tout cas que ça dure, et ça durera chez ceux qui ont le plus de pouvoir de nuisance, dans les raffineries ou les centrales nucléaires. Il faut être solidaire avec eux."
Jean-Yves, 80 ans, informaticien à la retraite : "J'ai toujours l'espoir, c'est d'ailleurs ça qui fait vivre"
"J'ai fait toutes les manifestations depuis soixante ans. En 1995, c'est sûr, il y avait du monde, sans doute plus qu'aujourd'hui. Je me souviens que les rails rouillaient, tant les trains ne circulaient plus. Tout était bloqué et le gouvernement Juppé a cédé au bout de trois semaines.
Contre cette réforme, est-ce qu'il y aura des mobilisations demain et après-demain ? Aujourd'hui, il faut dire que tout est difficile, la situation sociale a changé. Les gens ont peur de perdre leur travail, il y a une forte pression du patronat. Ils ont des dettes, des crédits, donc ça limite les potentialités d'avoir une longue mobilisation. Ils disent : 'Je suis contre, mais je ne peux pas faire grève.' Mais je vais vous dire, j'ai toujours l'espoir, c'est d'ailleurs ça qui fait vivre. Tout va dépendre de si on gagne aujourd'hui."
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